15 janvier 2013 – 0h 43. Ce pourrait être demain ou hier, peu importe. Il s’est fait que c’était aujourd’hui.
Il y a bien longtemps que je ne suis pas remonté sur ma mezzanine, la nuit, pour me mettre à ma table de travail, pour avancer dans mes recherches personnelles ou plus précisément dans mes projets d’auteur. Beaucoup trop longtemps.
J’étais bloqué, fermé, figé par un surplus d’informations à traiter, par une masse informe de matériaux à organiser.
Toujours en faire plus. Jamais fini. Obsession de l’imperfection.
Je me sers une tasse de thé fumé. Celui qui m’accompagne dans mes évasions nocturnes. La théière chinoise en terre cuite marron foncé m’attend sur ce plateau en argent, qu’une ancienne connaissance avait dérobé dans un café renommé du boulevard Saint Germain pour me l’offrir. C’était il y a une quinzaine d’années.
Des textes. Pourquoi écrire tous ces poèmes, que veulent-il dire ? Les illustrer pour mieux les comprendre, faire ressortir des expressions pour mieux les appréhender.
Jamais satisfait. Je me bloque tout seul avant de rebondir. Mais le rebond est lent à apparaître dans mon champ de vision.
Je bois une gorgée, puis deux ou trois gorgées supplémentaires qui viennent réveiller mon palais. Ce thé est bien fumé. Mes pieds nus sur le parquet froid me rappellent que je suis vivant. Il a neigé cette nuit.
Produire des photographies, réaliser un autre reportage ou retourner chercher des images manquantes. Ne pas passer à côté de l’indispensable pourtant déjà fixé des dizaines de fois auparavant. Images musicales, images de vie, images de ma vie. Ne garder que l’essentiel, il y en aura encore beaucoup trop.
Compléter l’incomplétable.
J’aurais bien fumé un cigare, celui de ces soirs où j’ai envie de me faire plaisir en travaillant, mais il est trop tard, mais il est trop sec, mais il est trop gros. Quant à mon thé, il n’est pas trop fumé.

Francesco Bearzatti éclairé en contrejour sur la scène de l’Alhambra à Paris.
Tourner autour du sujet, ne plus rien voir, s’étouffer, chercher le déclic qui ne vient pas. Se figer sans trouver comment bouger à nouveau.
Dessiner, nettoyer les dessins, les classer, les mettre dans des boîtes par thématique, les oublier, penser qu’ils ne suffisent pas. Vouloir en réaliser de nouveaux, d’autres incontournables qui ne servent à rien de plus. Ne plus savoir.
Je lève la tête, je retrouve mon Paris de la nuit, ses toits, le Sacré Cœur déjà éteint, embrouillardé, presque qu’enfumé, parti en fumé. Je replonge mes yeux dans mon écran d’ordinateur. Un sourire de plaisir s’esquisse dans mes pensées, du simple fait d’être là, dans cette ambiance de travail qui m’avait oubliée, que j’avais laissée tomber, aveuglé par mes doutes.
Tenter de mettre en mouvement, regarder, visionner, plonger dans les œuvres de mes maîtres ; graphistes, metteurs en scène, peintres, photographes… S’interroger, se perdre à nouveau dans 24 images secondes. Monter des images fixes pour les rendre vivantes, les démonter, leur donner la parole, recomposer, peaufiner et finaliser. Puis tout rejeter en sachant que ce travail abouti n’est qu’une recherche.
Étouffement par exigence surdimensionnée. Besoin d’air.
Appel au secours. Je prends des claques qui mettent un temps long avant de me réveiller. Alors je reprends une nouvelle tasse de thé, il est tiède maintenant. Je suis réveillé.
Écouter la musique, fréquenter ses interprètes, entendre leurs improvisations. Les caler sur mes images, se laisser faire pour découvrir des évidences cachées. Ne pas tout comprendre, loin de là. Fredonner les erreurs, ne plus savoir et perdre pied dans une asphyxie généralisée.
Le thé est froid, il pleut maintenant et c’est moins magique. J’ai pourtant, semble-t-il, retrouvé mon feu sacré, comme disait le président d’une école de commerce que j’ai longtemps fréquenté.
Le temps a joué son rôle, il m’a permis de reprendre ma respiration. Cela a duré des mois sans pouvoir produire une once de quelque chose de concret. Tous s’est bousculé. J’ai reformulé mon projet maintes et maintes fois, et je dois le reformuler encore.
J’ai gagné le soutien de personnes importantes. Le temps a continué à s’étirer et la fin hypothétique de l’aventure n’a cessé de s’éloigner.
Je m’organise, je dors. Je me sur-organise. Je dors encore plus, je suis reposé. A force d’échanges, tout semble s’éclaircir mais rien ne se débloque. Alors je dors encore, encore plus, et je finis par être encore plus reposé, mais rien dans mon état ne me permet de basculer dans l’envie de m’y remettre.
Ce soir après un énième film sur le jazz, je me suis senti prêt.
Alors je suis remonté sur ma mezzanine, elle m’attendait.