…Cet appartement bourgeois dans lequel je me trouve est l’une des demeures secondaires d’un couple de collectionneurs parisiens qui m’avait commandé quatre ans auparavant une série de photographies pour décorer son nouveau lieu de villégiature. Lieu qui m’était alors inconnu à l’exception de quelques clichés amateurs qui m’avaient donné une pré-saveur de ce qu’allait être cette maison en altitude qu’ils appellent ici penthouse. Je devais leur proposer des images de reportage pour enrichir le style asiatisant qu’ils souhaitaient donner à leur appartement. Et je le découvre enfin 48 mois plus tard, terminé. J’ai peu de temps pour faire connaissance avec cet appartement-musée où chaque pièce propose des arrêts culturels étonnants. Je passe du Japon à la Chine, du Vietnam à Bali, de Bangkok à Vientiane. Tant de réalités fantasmées par ces voyageurs d’expositions. Tant de parcelles de vies de ces explorateurs par procuration, façonnées par le regard aiguisé d’antiquaires spécialisés. Univers auquel j’ai participé modestement sans le savoir avec mes tirages photographiques.
Mais la visite ne fait que commencer. Avant de découvrir une séries de bonzes, de bronzes et de terres cuites, de kimonos miniatures ou d’estampes japonaises je me retrouve dans l’entrée. Cette fameuse entrée. Celle que je devais transcender à l’époque par mes photographies. Celle qui avait besoin de ce quelque chose pour devenir L’ENTRÉE, comme ils me le répétaient sans cesse. “Pourquoi ne pas habiller ses quatre colonnes de quatre tirages ?” avais-je lancé un jour. Tout de suite ils avaient adhéré à cette idée saugrenue qui trottait dans mon esprit depuis bien longtemps, mais que je ne pouvais pas mettre en place n’ayant pas de colonnes sous la main.
Quatre tirages de plus de deux mètres de haut chacun, tout en longueur, représentant des scènes de la vie paysanne chinoise entre bateaux-bambous, culture de riz et paysages en pains de sucre. Je me rappelle encore ce temps passé à construire l’histoire de cette “entrée” sans déroger à l’idée qu’ils s’en faisaient, tout en essayant de leur proposer quelque chose de nouveau. Aujourd’hui je tourne sur moi-même avec plaisir en regardant ces quatre photographies qui se répondent avec évidence. Je suis heureux. Plus que satisfait. Je profite de cet instant qui n’appartient qu’à moi. Sur 360°. Ces moments-là sont si rares, et quand ils existent, il sont si courts.
La visite continue. Je m’arrête dans la chambre principale, monumentale. Un véritable temple du sommeil gardé par deux empereurs habillés en estampes. Un claustra majestueux la sépare d’une salle de bain digne des gardiens du domaine. Je reste coi devant ce spectacle qui me renvoie à quelques siècles de là, dans cette idée que je peux me faire du pays du soleil levant.
En quittant la chambre, je prends un ticket pour un ailleurs différent. Je croise des scènes de rues dans une chambre d’amis. Des scènes de rues d’une autre Asie où j’avais suivi des personnages dans des ruelles sombres, où j’avais épié des ombres de vies dans des parcs vidés de toute respiration. Des scènes qui se trouvent aujourd’hui encadrées dans cette chambre où des amis de mon guide viennent se changer les idées à la lumière d’univers construits de toutes pièces.
Puis je sors de cet appartement, de cet immeuble, de cet air conditionné. De cet air d’Asie conditionné pour rêver. Je retourne dans la ville. Ma tête est pourtant restée là-bas dans cette mise en scène où il fait bon vivre l’aventure depuis chez soi. Je ne vois rien de la rue. Je ne vois rien de ce Miami qui s’étend à perte de routes. Où je ne peux pas me balader à pied. Où je ne sais pas encore où promener mon appareil photographique pour grappiller la température élevée de la culture locale. Je n’en ai d’ailleurs pas envie. Le soleil est plein phares allumé. Mes yeux se brident de désirs de retourner là-haut.
Je découvre dans ma main droite la canette de coca light que la maîtresse de maison m’avait servie en guise de bienvenue. Je la bois en me retournant une dernière fois vers cet immeuble plus coloré que laid. Ou l’inverse, je ne sais plus. Je suis trop ébloui par cette lumière aveuglante.