Quand nous évoquons un état second, hors du temps, où ce dernier s’arrête brutalement, où il défile à une vitesse fulgurante, n’est-ce pas uniquement le ressenti d’un vécu inclassable, hors norme ?
Cet état, c’est celui dans lequel je fus projeté lors du dernier Sunday jazz loft, quand j’ai perdu toute prise concrète sur le réel, quand j’ai perdu pied sans m’en rendre compte. Plutôt quand j’ai basculé de l’autre côté, aspiré dans un monde parallèle, à la temporalité élastique, dominé par un esprit venu d’ailleurs, multiforme, s’appropriant mon libre arbitre.
Suite à cette expérience en apesanteur, au milieu de vous tous, je n’avais plus accès qu’à un grand trou béant, un grand trou de mémoire dans lequel j’ai tenté une descente pour l’explorer.
Seul face à des bribes de sensations disparates et d’émotions partagées, je me suis perdu dans ce vide mental, si loin des sons et des images de ce dimanche-là qui venaient me frôler sans que je puisse me les approprier.
Déconnecté de cette réalité tangible où chacun a donné un bout de lui – aficionados des SJL, amis musiciens aux compositions généreuses, vidéaste réinventeur de mes expressions jazzistiques ou fabricant d’images souvenirs rééclairées façon postérité – j’étais incapable d’écrire le moindre petit mot de remerciement.
Parler de l’avant peut-être, de l’après sûrement, mais du pendant, impossible. Le pendant musical, poétique, photographique de ce dimanche restait caché derrière une série de murs capitonnés et insonorisés, que j’étais incapable de briser pour me connecter à cet instant flash, éblouissant d’émotions fortes, en votre compagnie.
Puis des bouts de pas grand-chose sont revenus lentement à la surface jour après jour.
La longue préparation de ce SJL pas comme les autres où mes douze poèmes de “Et si le jazz est la vie” allaient être mis en musique par Francesco Bearzatti, Camille Bertault, Thierry Eliez, Federico Casagrande et chantés par certains d’entre eux. Où un vidéaste du nom de Mathieu Desport allait projeter aléatoirement mes pœms-poèmes durant le concert.
Cette préparation minutieuse où j’ai loué du matériel comme jamais, construit un écran géant, où Carlos Muñoz-Yagüe a réinventé le lieu par l’éclairage pour le magnifier puis le filmer.
L’arrivée des musiciens, le volume de matériel qui les entourait, le nombre de personnes qui préparaient, les balances ou j’entendais de loin des mots familiers, ceux de mes textes, mais en phrases musicales qui devenaient étrangères, remodelées par d’autres oreilles, expertes. Ces rythmes, ces tonalités, ces nouvelles couleurs ne m’appartenaient plus.
Je finalisais tant bien que mal les préparatifs, la tête prise dans un ailleurs obsédant. Premiers arrivants, encore quelques photos prises à l’arrache, puis je me suis retrouvé assis sur un tabouret haut, devant le public, devant un micro, sans vraiment savoir ce que je faisais là.
Alors que ce dernier projetait fortement ma voix dans l’espace, que mes mots y résonnaient, j’ai raconté du n’importe quoi entre chaque présentation de musicien, le temps que la lumière du jour s’estompe et que l’obscurité envahisse le lieu pour accueillir la projection de mes pœms-poèmes.
Ce qui devait arriver prenait forme devant mes yeux en posture d’écoute. La naissance du premier morceau d’une série de douze, en live. J’étais assez impressionné, pris entre une excitation curieuse et une appréhension distanciée. Mes textes se racontaient devant moi, devant vous, devant nous, sans que j’en sois maître.
Caché derrière mon appareil photo à cliqueter nerveusement, je croisais parfois le regard de Thierry, le sourire de Camille ou un clin d’œil de Francesco. Seul Federico restait les yeux rivés sur sa guitare, grimaçant certains sons.
Mes petites histoires de jazz ont défilé, dans une atmosphère aussi irréelle qu’harmonieuse, réinventée à chaque morceau, où les interprètes n’ont jamais cessé de s’envoler ensemble dans cette musique conçue au cours de deux uniques sessions de création, le week-end précédent. Un véritable tour de force.
Quelle folie de les voir se faire plaisir en nous transmettant leur joie, au milieu de toutes ces images projetées sur leurs notes, avec la précision d’orfèvre de Matthieu Desport qui dominait totalement le lien subtil entre le rythme visuel et sonore.
Je me souviens maintenant d’un son de guitare rock venant s’accrocher au regard d’un enfant emprisonné derrière des barreaux. Je me souviens aussi de deux têtes aux yeux écarquillés de Francesco, l’une réelle, l’autre photographique, nous embarquant loin dans un jazz vocal, un jazz manouche, un jazz sax ou un jazz jazz, avec piano, guitare et même clarinette.
Je me souviens surtout que c’était déjà fini : douze musiques se sont succédées alors qu’il m’a semblé n’en entendre que six ou sept.
J’ai repris le micro dans un état toujours aussi flottant. Avais-je été effleuré, touché par ce SJL si particulier, tant imaginé, qui me concernait mais que je ne maîtrisais pas ?
Au premier son sortant de ma bouche, j’ai compris que j’avais été foudroyé sur place. Je venais de vivre une expérience énorme. Si énorme que je ne trouvais pas les mots à la hauteur de ce voyage intérieur. Si tant énorme que j’ai décidé de ne pas lire mes traditionnels poèmes du SJL précédent. Le silence de cet après-concert était tellement plus juste.
Plus de six ans racontés en une soirée, et quelle soirée ! Il ne me reste plus qu’à écouter la bande-son pour continuer à me rappeler. Je n’ose pas, peut-être par peur de déflorer mes souvenirs, mais lesquels ?
Au 13 novembre prochain pour le 14e Sunday jazz loft !