Ma femme Astrid Bouygues venait d’écrire un petit précis de gastronomie italienne sur les « panini » avec son amie Judith Rosa. Elle m’avait alors demandé de l’illustrer de mes drôles de petits dessins, ces personnages aux grosses têtes, aux yeux exorbités et mains à quatre doigts. Ces mains bizarres qui ont régulièrement questionné mon père et pour lesquelles je n’ai jamais eu d’autre réponse à lui donner que “pourquoi pas ?”
Mais dessiner des sandwichs, car le mot panino est le nom générique des différents sandwichs italiens, ça je ne l’avais jamais fait.
Me voilà donc propulsé dans cette nouvelle aventure créative où je me suis mis à croquer au bout de mon crayon des sandwichs disproportionnés, pris en mains par des personnages étranges et prêts à les engloutir. Et en couleurs, ce qui est rare dans mes dessins.
Quelques temps plus tard, l’éditrice de ce “Petit précis de Panini“, Emmanuelle Mourareau a découvert à Toulouse un restaurant sur la vitrine duquel était inscrit « 1 panino, 2 panini”. Avec une telle accroche s’est-elle dit, ce ne peut être que de vrais sandwichs italiens. Elle est entrée et a présenté son petit précis. Les deux associés ont apprécié les dessins parait-il ! Ils ont même évoqué le fait qu’ils aimeraient bien un jour que cet artiste réalise une fresque pour leur deuxième restaurant qu’ils allaient ouvrir bientôt sur Paris.
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L’histoire revint à mes oreilles mais comme souvent ce genre de belles aventures s’arrêtent avant d’avoir démarré.
Quelques mois plus tard je reçus un coup de téléphone fort matinal d’un des deux associés d’Orto. Je compris assez rapidement qu’il s’agissait du restaurant toulousain de “panini” dont j’avais totalement oublié l’existence. Cet homme à l’accent chantant me rappela son souhait d’avoir une fresque, composée d’un ou de plusieurs de mes dessins, sur le mur principal de son restaurant. Un mur qui mesurait 2 mètres de haut sur plus de 3 mètres de large.
À peine réveillé je pris conscience que je n’avais jamais entrepris un tel chantier. Tout au long de la discussion je lui expliquais à quel point je ne pourrais jamais répondre à une telle demande.
Je lui dis que je travaille régulièrement en noir et blanc et que les dessins du petit précis sont exceptionnellement en couleur. Il me répondit du tac au tac qu’il souhaitait une fresque en noir et blanc. Je continuais mon suicide créatif en disant que mes dessins font généralement entre 10 et 30 cm, loin des 3 mètres de son mur, que je dessine au crayon noir et que pour cette expérimentation il allait falloir utiliser de la peinture, moi qui n’avais plus touché un pinceau depuis bien 30 ans…
Mais plus je trouvais de bonnes excuses pour ne pas sauter le pas et plus ce projet m’existait. Je finis par accepter, avec l’intime conviction que j’allais trouver les bonnes solutions quand les questionnements à priori insolubles se présenteraient à moi. Un peu de folie non cadrée relance toujours la machine à créer.
Me voilà en train de dessiner à nouveau mes hommes-panini. Je les testais à la peinture, en petit format puis dans des tailles de plus en plus grandes. Je passais de 30 centimètres de haut à 40, 60, 80 centimètres, avant de réaliser une série sur un rouleau de deux mètres de haut, scotché au mur. Je testais différentes largeurs de pinceaux, je cherchais la meilleur technique pour créer des ombres. Mon trait s’affinait, les ombre s’imposaient.
Certains dessins fonctionnaient, d’autres non. Mon obsession fut alors de trouver le moyen de créer cette fresque sans rater le moindre détail de construction ou de proportion une fois face au mur. Ce n’est pas la même chose que de se retrouver devant des bouts de papiers interchangeables, aux tailles variables.
En échangeant avec un développeur informatique qui avait été graffeur dans une autre vie, j’appris que les fresques monumentales sont toujours exécutées à l’aide d’un rétroprojecteur. J’avais enfin ma solution. En plus de pouvoir maîtriser ma composition en live, j’allais pouvoir l’affiner en amont sur ordinateur.
Le jour J, je partis à vélo avec mon fils qui venais filmer cette performance unique en son genre dans ma petite vie de créatif. Chargés de tout le matériel pour peindre, projeter et filmer, nous nous dirigions vers le 75 rue des Gravilliers dans le 3e arrondissement. Entre les ouvriers qui n’avaient pas encore fini le chantier et les deux associés qui échangeaient sur la fin des travaux, nous préparions notre matériel.
Je projetais la composition de trois personnages mangeant des “panini” sur le mur blanc. D’un seul coup, il était possible de s’imaginer le résultat final. La tension montais. Il fallait que je pose le premier coup de pinceau sur le mur immaculé. C’est le plus dur. La peur de rater m’immobilisa.
Elia tournait autour de moi avec la caméra. Je le sentais dans ma vision périphérique mais je restais imperturbable.
D’un coup je me lançais. Petit à petit j’étais embarqué par mon trait et j’oubliais tout le reste. Cette sensation d’emportement incontrôlé était assez jouissive. Afin d’avoir une vue d’ensemble, je m’éloignais de mes premières traces bien noires qui se superposaient à celles de la projection. Rassuré de la forme que prenait le tout, j’entrais à nouveau dans mon dessin.
Après un long moment d’allers-retours, les trois personnages s’intégraient totalement dans le mur, leurs “panini” à pleine main. Ils étaient le mur. J’éteignis le rétroprojecteur qui ne m’était plus d’aucune utilité. J’affinais le trait avant de partir déguster avec Elia une soupe de nouilles japonaises bien méritée. Elle nous parut juste excellente après cette matinée aussi incroyable qu’unique,. Je restais toutefois un peu dubitatif sur l’après-midi à venir. Il allait falloir s’atteler aux ombres des personnages. Ces ombres que j’avais envie de croire inutiles.
De retour face à la fresque en construction, je fis quelques photos avant de poser les premières ombres. La peinture trop mouillée glissa sur le mur à une vitesse qui me poussa à courir chercher un chiffon pour effacer au plus vite ces filets grisâtres de peintures sales. Cette réaction imprévue me poussa à remettre en question ma technique d’ombres déployée sur papier en l’adaptant à la texture du mur. Soulagé, je réinvestis mon ouvrage avec la même énergie que celle du matin.
La composition murale avança mais les deux associées du lieu devaient rentrer sur Toulouse avant que je ne puisse la terminer. Ils nous laissèrent les clés. Nous voilà propriétaire d’un restau, le temps d’un soir ! Deux heures plus tard la création était finalisée.
En regardant les photos sans ombre j’étais convaincu de leur utilité. Je le savais depuis le début, mais par peur de rater je ne voulais pas me l’avouer.
Les jours suivants Elia monta le film. Quelque chose comme 18 mois plus tard, par faute de temps, je retouchai sa chromie et j’apportai une petite touche graphique à l’ensemble.
Ce mini documentaire, je ne l’avais pas visionné depuis une bonne année. En revoyant la caméra tourner autour de ce gars à casquette, au pinceau à la bouche et qui avec un peu d’imagination pourrait même me ressembler, je me projette dans la peau de cet artiste libre de créer ce que bon lui semble. Et c’est bon de se prendre pour lui.
DÉCOUVREZ LA CONSTRUCTION DE LA FRESQUE DANS LE MINI DOCUMENTAIRE RÉALISÉ PAR ELIA BLANC