…Deuxième matin. Je propose à mon père de m’accompagner. Je marche plus lentement, je fais moins de photos, nous discutons tranquillement et d’autres choses se passent. En arrivant devant l’Apple store de la 5e avenue nous sommes aspirés dans l’Apple way of life. Mon père disparaît au milieu de cette foule à l’affût des nouveaux produits de la Mac generation tandis que je reste fasciné par les escaliers qui nous ont descendus dans les sous-sols du temple de la culture Mac.
Je regarde ces escaliers en verre dépoli qui jouent subtilement avec les lumières extérieures. Si les transparences commencent dès l’entrée cubique de l’édifice où les reflets jouent tour à tour avec la cage de l’ascenseur, celle de l’escalier, Schwarz le magasin mythique de jouets, le monumental Plaza hôtel transformé aujourd’hui en résidence ou Central Park, c’est bien au sous-sol que la magie déploie toute sa puissance. Ce n’est qu’une fois à l’intérieur que l’on peut distinguer les pieds des visiteurs qui se meuvent sur un rythme particulier, entre le dedans et le dehors, entre le dehors et le dedans. Devant cette danse quasi sacrée je sors mon appareil photo et je commence à shooter.
Petit à petit je bascule dans un état second. Enivré par ces mouvements en continu, j’appuie sans m’arrêter, sans arriver à m’arrêter. Je distingue des dessous d’escarpins, de godasses, de mocassins. J’entrevois une personne qui attend son compagnon, une autre qui hésite, qui fait marche avant, marche arrière, puis une autre avec une mallette, avec une chaise roulante, une poussette, un vélo et je ne sais plus quoi d’autre tellement les images vont vite. Et tout recommence. Un groupe arrive, prend les escaliers, je les suis du viseur, j’appuie encore. D’autres personnages empruntent l’ascenseur, je ne m’épuise toujours pas. Je déclenche encore et encore. Cette transparence me parle, me donne à imaginer, m’envoûte et m’entraîne dans cette réalité transformée où j’essaye de traduire mon ressenti sans réellement y parvenir. L’image regardée n’est déjà plus. Comment transcrire avec des images fixes ce vertige de pieds qui apparaissent et disparaissent ? Je ne pense pas à filmer, juste à photographier, en noir et blanc, en continu. J’appuie et j’appuie encore. Je joue avec la découpe des marches comme avec celle des dalles en verre qui, à leur tour, jouent leur rôle de passerelles entre la rue et la cage d’ascenseur. Rectangles entrecoupés de pieds, découpes horizontales et verticales, semelles de chaussures noires qui se grisent dans le mouvement. J’attrape tout ce que je peux.
L’excitation monte. Quelqu’un me tapote sur l’épaule. Je sursaute. C’est mon père qui souhaite retourner à l’hôtel, les autres l’attendent. Il me demande si j’ai terminé, j’acquiesce, je lui dis que je le retrouve dans deux minutes dehors. Me voilà ramené à cette triste réalité de la vie en communauté. Je le rejoins, je lui raconte ce que je viens de vivre mais le doute s’empare de moi. Il faut que j’y retourne, je n’ai pas ce qu’il me faut, je n’ai rien, tout est mauvais j’en suis sûr. Je le laisse en plan, il rentre seul à l’hôtel et je pars compléter ma série.
Je suis seul, le temps se rallonge. Je change d’objectif, je resserre mon cadre pour me retrouver plus proche des semelles de mes personnages, pour ressentir leurs mouvements, leurs choix, leurs doutes, leurs certitudes, pour me laisser prendre à leur jeu, sans réfléchir. Je compose, je décompose, je recomposerai plus tard. Pour l’instant j’emmagasine de l’image. Me servira-t-elle un jour ? La seule chose qui me tient la tête cambrée en arrière est d’être là où je me trouve, sous ces passants qui passent. Je suis en eux, je suis dans chacun de leurs mouvements et ils n’en savent rien, et je n’en connaîtrai aucun. Aucun visage, aucune expression. Je suis loin des photos de rues que j’ai l’habitude de prendre. Et pourtant je capte ces attitudes Je retrouve ce que je cherche obsessionnellement. Un personnage seul, un autre exclu, un groupe, un mouvement incertain. Ma tête tourne à force de regarder en l’air, je perds l’équilibre mais je ne peux m’arrêter. Ce défilé en continu est si beau.
Les gens d’en bas quant à eux continuent à regarder les imacs, iphones, itunes, ipads, itouchs beaucoup de choses mais personne ne voit ce que je vois, personne ne me voit non plus la tête levée à photographier des pieds en transparence. En dessous de ce tout qui vit à mille à l’heure…